« Secret d’état », le film de Michael Cuesta, raconte l’histoire vraie de Gary Webb. Le journaliste qui a prouvé les liens entre la CIA et les cartels de la cocaïne à l’époque de Reagan. Tellement énorme que ça ressemble à une théorie de la conspiration comme internet les aiment tant. Et pourtant, tout est vrai. Il faut aller voir ce film avant qu’il ne disparaisse des écrans.
J’avais rencontré Gary Webb, alors que l’énormité de son scoop avait commencé de le broyer.
Inexorablement. Jusqu’au 12 décembre 2004. Un peu avant Noël.
L’homme était seul dans sa petite maison de la banlieue de Sacramento, en Californie. Il venait de la vendre. Le lendemain matin, il devait la quitter. Il n’avait plus les moyens de payer les traites. Ce qui restait de sa vie, ses souvenirs, tenait en quelques cartons. Ce jour là, il n’a pas eu la force de s’en aller. Pas le courage de continuer. Il a écrit deux lettres. L’une à sa femme dont il était divorcé : « Je n’arrive plus à écrire. Je suis ruiné. Je ne peux même pas vous aider à subvenir à vos besoins… C’est fini. Trop de souffrance. » L’autre à ses deux fils : « Soyez fidèles à la vérité. Combattez la bigoterie et l’hypocrisie. » Ensuite, il a posé une note sur la porte d’entrée, pour les déménageurs : « Ne rentrez pas, s’il vous plait. Prévenez la police. » Puis il a pris le vieux pistolet de son père qui était dans le tiroir de sa table de chevet et il s’est tiré une balle dans la tête.
Gary Webb avait 49 ans. C’était l’un des meilleurs journalistes d’investigation de sa génération. Il avait quitté son journal, le San José Mercury News, cinq ans auparavant et n’avait plus retrouvé de travail sérieux depuis. Dépressif après son divorce, il a décidé de mettre fin à ses jours. Huit ans auparavant, il avait mis le doigt sur une affaire où la raison d’état se mêlait à un réseau criminel. Gary Webb allait se cogner à une machine tout entière dédiée à éteindre l’incendie qu’il avait allumé. Son scoop finira par mettre fin à sa carrière, puis à sa vie.
Quand je rencontre Gary Webb, en 1997, son journal a déjà commencé à le lâcher. Rencogné dans son petit bureau, il est surveillé par une assistante, agacée de voir des journalistes européens s’intéresser à son histoire. Webb dissimulait un regard fixe, étrangement impassible, sous une grande mèche blonde. Il habitait un pavillon cloné dans un ensemble résidentiel de Sacramento. Sa femme Susan, rencontrée au collège, l’avait épousé alors qu’ils étaient encore étudiants. Il avait trois gosses, jouait au hockey tous les samedis avec l’aîné et bricolait sa maison le week-end. Webb parlait d’une voix sans emphase, étrangère à l’excitation.
Ce fils de militaire avait l’obsession de la méthode. Chaque matin, il ouvrait les grandes enveloppes kraft des diverses agences gouvernementales chez qui il avait déposé des demandes de déclassification de documents. Son acharnement lui avait déjà valu, à 43 ans, les distinctions les plus prestigieuses de la profession. Je me suis dit : difficile d’imaginer ce gars capable de passion. Je me trompais. Webb croyait au journalisme. A son rôle de contre-pouvoir. « Aussi longtemps que je me souvienne, raconte Kurt, son frère, il avait toujours voulu être journaliste. »
Un an avant que je le rencontre, à l’été 96, Webb avait déclenché une énorme vague dans l’opinion américaine. Il avait révélé comment deux dealers de cocaïne nicaraguayens avaient inondé de drogue les ghettos noirs de Los Angeles dans les années 80. Les gangs Crips et Blood avaient transformé cette cocaïne en crack. Une drogue plus addictive encore. Le crack alimentait des légions de toxicomanes, la prostitution, la prison, des enfants délaissés par des mères accrochées à la plus destructrice des substances… L’invasion par le crack, les propres élus locaux de la communauté en avaient été témoins. Maxine Waters est une congressiste démocrate black du ghetto de South Central à Los Angeles. Elle n’a jamais perdu le contact avec la rue. Les mômes des gangs qu’elle a vu grandir et déraper, la respectent assez pour lui parler : « Quasiment du jour au lendemain, il y en avait partout. Tous les jeunes en vendaient. Je leur demandais : Mais où diable trouvez vous l’argent pour acheter toute cette drogue ? Ils me disaient : on nous fait crédit, on paye après… Mais après, bien sûr, il y en avait beaucoup qui ne pouvaient pas rembourser leurs dettes. Et là, commençaient les problèmes, les meurtres, la violence… La guerre des gangs était décuplée… Jusqu’à l’enquête de Gary Webb, je me suis toujours demandé : mais d’où vient toute cette came ?!… »
Maxine Waters va découvrir que l’affrontement des gangs, les drive-by shootings des rouges et des bleus, ce folklore meurtrier surexploité par Hollywood, avait aussi des racines géo-politiques. Les deux dealers nicaraguayens dénoncés par Gary Webb n’étaient pas de simples gangsters. Ils appartenaient à un réseau de soutien financier à la Contra, un groupe armé contrôlé par la CIA, qui combattait un gouvernement de gauche au Nicaragua. Le financement de la Contra était organisé sous l’ordre du président Reagan. Le réseau était noyauté à tous les niveaux par des barbouzes, des supplétifs sous contrat avec la CIA. L’argent ne peut venir que de financement illégaux car jusqu’en 1986, le Congrès américain refusait que l’argent du contribuable serve à payer des opérations terroristes. De 1980 à 1986, la Maison Blanche du mettre en place plusieurs combines illicites pour armer les Contras. Dans l’un de ces réseaux parallèles, les hommes du président en sont venus à collaborer avec des trafiquants de cocaïne.
L’histoire parait folle, voire incroyable. Elle est parfaitement documentée. Au moment même où Nancy Reagan, la femme du président américain, occupait les écrans de télévision avec sa célèbre campagne « Say No to Drugs », alors que des lois d’une extrême sévérité allaient être votées et permettre d’envoyer en prison pendant des années les consommateurs trouvés porteurs de quelques grammes de crack, à quelques mètres du bureau de son mari, Ronald, des membres des services secrets coordonnaient des opérations avec des hommes du cartel de Medellin. Des dealers latinos transportaient des armes dans leurs avions vers le Nicaragua et ramenaient de la drogue sur le territoire des Etats Unis. C’est ce que mettra au jour l’investigation menée par le sénateur John Kerry de 1986 à 1988, pour une commission d’enquête sénatoriale.
John Kerry n’avait pu établir où allait la drogue une fois arrivée sur le sol américain. Lors d’une audition célèbre, il avait posé la question au trafiquant colombien Jorge Morales : « Je ne sais pas, avait-il répondu. Mon job était d’amener la drogue. Ensuite, un autre réseau s’occupait de la distribution. »
L’enquête de Gary Webb commence là où s’arrêtait celle du sénateur Kerry.
Au tout début de ses recherches, il appelle Robert Parry, le journaliste qui le premier a mis en lumière l’existence de la cellule occulte dans la Maison Blanche. Parry le met en garde, sa série de scoops lui a coûté sa propre carrière. « Quand il m’a appelé, je lui ai dit : c’est sûrement avéré, cette piste, mais c’est dangereux, j’espère que tes rédacteurs en chef te soutiennent. Il a cru que j’étais lâche. Il a pensé : Ah-ah, encore un journaliste de Washington trop nerveux. Et, dans un sens, je suis content de ne pas l’avoir dissuadé parce qu’il était important de sortir la vérité là dessus. Mais lui allait payer un prix très élevé pour ça… »
Gary Webb se lance dans une odyssée qui va occuper chaque minute de sa vie pendant une année entière. « Je suis allé à Miami, au Nicaragua, sur toute la cote ouest. J’ai interviewé beaucoup de monde. J’ai rencontré des flics, des dealers, je suis allé dans des tribunaux, j’ai déterré des procès verbaux, des cassettes audio de la brigade des stups… »
En août 1996, le San Jose Mercury News publie enfin son enquête : « The Dark Alliance ». La grande presse et la télévision commencent par l’ignorer.
C’est là qu’intervient Internet. Consciente du caractère choquant et parfois difficilement croyable des révélations de Webb, la direction de son journal a décidé de mettre en ligne les documents bruts recueillis au cours de l’investigation. Les procès verbaux de la police et la justice, les photos, les enregistrements audios devant les tribunaux… Des centaines de pièces à portée d’un simple click. Chaque lecteur internaute peut ainsi vérifier par lui-même les assertions de l’auteur, refaire l’enquête à son tour. L’équipe du site internet du Mercury News envoie des messages aux forums, des e-mails aux newsgroups qui eux-même répercutent à d’autres newsgroups. Cette exposition électronique démultiplie la puissance du dossier. En dix jours le site connaît plus d’un million de visiteurs.
Pour la première fois de son histoire, le pouvoir d’influence d’Internet va supplanter celui des journaux et de la télévision. Mais personne ne contrôle le feu qui courre sur la toile. L’enquête échappe à son auteur. Dans les sites et les chats conspirationistes, les révélations du Mercury News sont déformées, amplifiées, faussées. Dans la communauté noire, l’affaire prend une dimension irrationnelle. La CIA, démontre Webb, a fermé les yeux sur les activités de ce réseau occulte. Mais les blacks s’estiment ciblés. Pour certains, la CIA veut la peau des afro-américains… On parle de génocide et on rappelle l’exemple de Tuskegee, en Alabama, où pendant quarante années, de 1932 à 1972, 399 soldats noirs avaient été injectés avec la tuberculose et la syphillis, à leur insu, aux fins d’expériences médicales. La presse black extrémiste de The Nation of Islam titre : « Comment le gouvernement américain a répandu la cocaïne dans les ghettos noirs ». Des manifestations emplissent les rues de Los Angeles. Plane le spectre des terribles incidents de 92 où les blacks des quartiers pauvres étaient remontés jusqu’à Melrose et Sunset. Ils avaient mis à sac les rues huppées, pillé les magasins, incendié, lynché quelques malheureux blancs qui croisaient leur chemin. L’Amérique vit avec ce cauchemar : la colère des relégués se déverse et inonde les quartiers protégés. Régulièrement ce mauvais rêve devient réalité.
Il va alors se produire un évènement extraordinaire. Coinvaincu par des parlementaires de la gauche du Parti Démocrate, le propre directeur de la CIA décide de venir dans le ghetto, s’expliquer auprès des habitants dans un gymnase du quartier de Watts. Il vient annoncer solennellement le lancement d’une enquête interne. Même le plus fertile des scénaristes aurait eu bien du mal à imaginer une telle scène. Des chefs de gang patibulaires, massifs, les bras croisés sur la poitrine, des militants afro-américains en dread-locks et aux vêtements couverts de badges de soutiens aux causes les plus exotiques, des petites grand-mêres black endimanchées, aux visages accablés d’avoir vu s’éteindre leurs petits enfants pendant l’épidémie de crack, des jeunes femmes à la colère incontrôlable qui montent sur leur chaise et hurlent qu’elles ont mis dix ans à décrocher, qu’elles ont dû abandonner leurs gosses aux services sociaux après des années de prostitution.
Aux quatre coins de la salle, des dizaines d’agents des services secrets, visages fermés, costumes sombres et liaison par oreillette. A la tribune, John Deutsch, chef de la CIA, un intellectuel de la Côte Est égaré à ce poste depuis quelques mois. Le président démocrate Clinton, soucieux de rompre avec les années Reagan, lui a donné pour mission de moraliser l’Agence. Il n’a aucune responsabilité dans les incriminations de Webb. Il semble sincèrement touché: « C’est une accusation ahurissante, dit-il au micro. Une accusation qui touche au coeur de ce pays. Qu’est ce qui est affirmé ? Une agence du gouvernement américain, la CIA, qui a été fondée pour protéger les citoyens de ce pays, aurait aidé à introduire de la drogue, du poison, chez nos enfants et tué ainsi leur avenir ?!… Toute personne qui est à la tête d’une agence gouvernementale, et ça veut dire moi aussi, ne peut tolérer une telle accusation. J’irais jusqu’au bout, j’enquêterais et je vous ferais connaitre les résultats de notre investigation… »
Dans la salle, très échauffé, un noir massif, crâne tondu et chemise noire, se saisit du micro. Il parle avec ses épaules :
– Autorisez Gary Webb à mener l’enquête avec vos hommes. Qu’ils puissent comparer leurs documents tout au long de l’investigation… C’est tout! Ca résoudra tout, on arrêtera de gueuler parce qu’on aura un représentant, l’homme qui a fait éclater cette histoire, dans l’affaire.
– Le rapport, répond Deutsch, sera rendu accessible à tous les journalistes quand il sera terminé. »
Quelques semaines après son engagement public, John Deutsch devra démissionner de la CIA. Officiellement parce qu’il a emporté quelques dossiers sensibles pour travailler à la maison sur son ordinateur personnel non sécurisé. D’après ce qui sort dans la presse à l’époque, ses manières d’universitaire préoccupé d’éthique lui ont fabriqué quelques ennemis mortels à la direction de l’Agence.
Sans attendre les résultats de l’enquête interne, les journalistes spécialisés CIA de la grande presse ont décidé de passer le travail de Gary Webb à la moulinette. Le Washington Post, le New York Times et le Los Angeles Times (au LA Times, une cellule spéciale de journalistes est créée, elle avait un nom de code : les Webb busters, les casseurs de Webb…). Dans leurs contre-enquêtes, des sources « proches du gouvernement et de la CIA » nient toute implication avec les deux dealers nicas. Le Washington Post reconnaît que Webb a bien établi la connexion entre la Contra et les trafiquants de cocaïne mais il déplore que Webb n’ai pas réussi à citer le nom d’un seul agent de la CIA dans ce schéma (*WP, 4 octobre 1996). Le New York Times admet que les deux dealers nicaraguayens sont bien allés rencontrer un chef Contra en Amérique Centrale : Enrique Bermudez mais ils écrivent : « Bien que Mr Bermudez, comme d’autres leaders de la contra, était souvent payé par la CIA, il n’était pas un agent de la CIA. » (*NYT, 21 octobre 1996). Nuance précieuse, il est vrai… Enfin, les « sources anonymes » des journalistes anti-Webb leur indiquent que les deux dealers ont effectivement versé de l’argent du crack aux Contras mais « seulement 50 000 dollars ». Chiffres contre-dits par des documents de justice que Gary Webb a mis en ligne sur le site du Mercury News.
Au Washington Post, c’est un vétéran qui a travaillé contre Gary Webb : Walter Pincus. Il a des cheveux blancs, un regard perçant qui disparaît sous des sourcils en broussailles. Il porte des bretelles, une cravate et surtout il suit la CIA depuis qu’il est étudiant. Cet accès privilégié lui a valu quelques scoops. Il reconnaît aujourd’hui que tous ces papiers visant à amoindrir les révélations de Webb étaient motivés par la peur de la rue.
« Quand le groupe des parlementaires noirs, le Black Caucus, a commencé à dire : Voilà ce qui a amené la drogue dans nos quartiers, une agence gouvernementale ! Il y avait les manifestations partout… A ce moment là j’ai dit : il faut qu’on scrute son travail de très près. Les accusations sont trop énormes. C’est alors qu’on a fait un papier. On a découvert par exemple que Blandon (l’un des deux nicaraguayens) n’était pas un gros dealer…
– Les estimations les plus faibles de la justice lui attribuent la vente de 800 kilos de cocaïne…
– Au total, mais pas au début… Voyez vous la chronologie est une chose très importante dans le journalisme d’investigation… »
A force d’attaques, le journal de Gary Webb qui l’a soutenu pendant des mois, finit par le lâcher. Fin 1996, son rédacteur en chef lui explique qu’il va publier un rectificatif en Une : Oui, il y a eu un trafic de drogue d’une dimension énorme mais tu exagères quand tu dis que l’épidémie de crack au niveau national est due exclusivement à cette opération ; et puis les dealers nicaraguayens n’ont pas envoyé tout l’argent aux Contras, ils en ont gardé beaucoup pour eux même…
L’année 1997 commence mal pour Gary Webb. Il est KO debout. Mais il s’acharne :
« Ils se trompent ! Ce qu’ils ont fait c’est qu’ils sont allés voir des sources anonymes au gouvernement qui ont nié les faits. Mais c’est clair : ces gens ont vendu de la cocaïne aux Etats Unis, ils ont vendu des tonnes de cocaine, ils ont collecté de l’argent pour les contras et les arguments qu’on m’oppose c’est : ouais, y avait pas autant de cocaïne que vous le dites, ils ont pas ramassé autant d’argent que vous le dites… Mais personne ne peut nier que c’est vraiment arrivé ! »
Gary webb aura beau se défendre, son enquête est discréditée à Washington. L’adjectif « controversée » lui est apposé comme une marque d’infamie. Il subit le sort du sénateur John Kerry, dix ans auparavant, lorsque celui-ci s’était intéressé de trop prêt à la même question.
Fin 1997, Gary Webb est muté à 200 km de chez lui dans un bureau sans importance où il fait les chiens écrasés. Son ex-épouse se souvient de cette lente descente aux enfers : « C’est pas comme s’ils l’avaient viré. D’abord, ils lui ont dit, on t’envoie dans un petit bureau à Cuppertino. On te mute. Il écrivait des nécrologies. Son premier papier était sur le décès d’un vieux cheval de police. C’était ça son premier article, à Cuppertino… »
Humilié, brisé, Gary Webb se décide à démissionner. Signer la lettre lui prendra plusieurs mois : « Il voulait pas le faire, se souvient Susan. Il se promenait avec les papiers, je lui demandais : tu les a signés ? Il disait non… Il a finalement signé et envoyé sa lettre de démission. Mais c’était dur et déprimant. Il avait l’impression de signer son arrêt de mort. »
Le 8 octobre 1998, avec un an de retard, la CIA rend enfin les résultats du rapport interne, celui promis par John Deutsch sur les allegations de Webb (*consultable en ligne sur le site de la CIA : www.cia.gov/cia/reports/cocaine/index.html). Il s’agit du tome 2, le plus intéressant, le plus abouti. Devant une brochette de parlementaires, Frederick Hitz, inspecteur général de la CIA, présente les conclusions.
Tout d’abord, dit-il, l’agence dément avoir collaboré « directement ou indirectement » avec les deux dealers nicaraguayens, Blandon et Meneses, dénoncés par Gary Webb :
« – Nous sommes catégoriques en ce qui concerne l’absence de relations entre la CIA et Blandon et Meneses… »
Mais l’enquête ne s’en tient pas là. Dans le coeur des 400 pages, cela fourmille d’informations qui indiquent une collaboration étroite entre la Maison Blanche et des dizaines de dealers de cocaïne, des spécialistes du blanchiment d’argent sale liés au crime. Un sénateur qui sait lire, a découvert, en plein milieu du texte, quelques phrases alambiquées. Le doigt sur le rapport, lunettes demi-lunes posées sur le bout du nez, il demande des éclaircissements à l’homme de la cia devant les caméras de la chaîne parlementaire C-Span.
« Vous indiquez avoir trouvé des cas pour lesquels la CIA n’a pas aussitôt coupé les liens avec des individus qui soutenaient la contra et qu’on soupçonnait de trafiquer de la drogue. Est ce que ça pouvait vouloir dire que ces gens trafiquaient sur le sol américain ?
– Oui, répond l’Inspecteur Général.
– Ces allégations couvraient-elle du trafic en Californie ?
– Non… Enfin… Pas spécifiquement… » (* « cia-cocaïne : l’enquête à hauts risques », Canal plus, 25 avril 2005).
Voilà, c’est dit : la CIA reconnaît avoir, en connaissance de cause, travaillé avec des trafiquants qui agissaient sur le territoire des Etats-Unis d’Amérique. Ce n’est pas la seule révélation. Pendant l’enquête, Maxine Waters, congressiste de Californie, a mis au jour un curieux document. Pour pouvoir travailler en toute légalité avec des trafiquants de drogue, la CIA avait passé un accord secret, un memorandum, avec le ministère de la justice.
« Le texte de cet accord établissait que les gens de la CIA n’étaient plus forcés de dénoncer les trafiquants de drogue pendant tout le temps où notre gouvernement a soutenu les contras. On est en droit de se poser la question : pourquoi vous faites ça ? Pourquoi est ce que vous rédigez un règlement particulier pour dispenser vos gens de dénoncer des trafiquants de drogue ?… »
En quelques semaines, la CIA reconnaît officiellement devant un groupe de parlementaires avoir collaboré avec des dealers qui vendaient de la cocaïne aux américains et avoir changé les règles pour ne pas avoir à les dénoncer. Théoriquement, ces aveux devraient donner lieu à un tremblement de terre. Quelles conséquences vont-ils avoir ?
Aucune ou presque.
Le rapport passe inaperçu. Deux petits papiers en pages intérieures dans le New York Times et le Washington Post. Rien, pas une ligne, dans le Los Angeles Times qui avait pourtant crucifié Gary Webb.
Il faut dire que le rapport de la CIA sort très opportunément. A l’automne 98, l’Amérique est inondée par le scandale des scandales. Des forêts entières sont coupées chaque jour pour imprimer les derniers rebondissements de cette affaire planétaire : une stagiaire de la Maison Blanche répondant au nom de Monica Lewinsky aurait procédé à des faveurs buccales sur la personne du Président. En plein bureau ovale. L’Amérique, vissée à sa télé, ne prête aucune attention aux articulets signalant du bout du stylo et avec mille précautions que leur agence de renseignements aurait peut-être un peu collaboré avec quelques trafiquants de cocaïne. Elle n’a d’yeux que pour la bouche pulpeuse de Monica…
L’affaire Lewinsky, c’est 1502 sujets de télévision, 43 heures d’antenne cumulées (*rapporté par François Rufin dans « Combat pour les médias », Manière de voir, le monde diplomatique).
Walter Pincus fut l’un des seuls journalistes à rendre compte du rapport de la CIA dans les pages intérieures du Washington Post. Aujourd’hui, il justifie le peu de place qu’il lui a donné : « Je dois être trop vieux… Mais pour moi, c’est du déjà vu. Déjà au Laos, il y avait de la contrebande d’héroïne dans les années 70, pendant la guerre du Vietnam. C’est comme ça dans les opérations undercover. On a besoin de pilotes d’hélicoptère, ils travaillent pour la mafia et en profitent pour ramener de la drogue… C’est connu tout ça… « Pour Pincus, il faut être bien naïf pour s’étonner d’un tel déséquilibre de traitement entre l’affaire Lewinsky et les aveux de la CIA sur sa collaboration avec le narcotrafic : «C’est beaucoup plus sexy comme scandale (l’affaire Monica). Il n’y a qu’une seule personne et il y a le président des Etats Unis…
– Enfin, tout de même… Il est prouvé que dans les ghettos des Etats Unis, il y a eu des gosses touchés par la drogue. On sait que c’est un énorme problème social et humain et ça n’a pas été perçu comme un scandale aussi important par le monde journalistique que l’affaire Monica Lewinsky… »
Pincus me toise, il semble apitoyé par tant de candeur :
– C’est notre réalité, ici… » (*interview avec l’auteur, janvier 2005)
Quant à Gary Webb, après sa démission du San Jose Mercury News, il n’a pas retrouvé de travail dans un grand journal. Il sentait le souffre.
Sa femme le voit peu à peu sombrer. « Je lui ai dit : je n’arrive pas à croire que quelqu’un ne va pas finir par te donner du boulot, ça me choquerai. Il m’a répondu : j’espère que tu as raison. Et il a pleuré ce jour là, il s’est assis et il a pleuré. Parce qu’il avait vraiment peur… »
Gary Webb va s’enfoncer dans la dépression. Il finira par divorcer et quitter sa femme et ses trois enfants. Il ne remontera plus jamais la pente. « Il avait besoin de faire cesser la douleur, dit Susan. Il en était à ce point là, il fallait que ça s’arrête, il n’en pouvait plus.
Pour les funérailles, John Kerry qui vient de perdre les élections présidentielles face à George W Bush, a envoyé un petit mot. Il disait ceci : « Grâce à son travail, la CIA a du reconnaître des douzaines de relations troubles avec des trafiquants de drogue. Ca ne serait jamais arrivé s’il n’avait pas pris tous les risques. J’espère qu’il trouvera enfin la paix qui l’avait quitté dans cette vie.»
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