Les coulisses de l’enquête russe par Paul Moreira
Les coulisses de l’enquête russe par Paul Moreira
« C’est vous qui dites qu’il y a une guerre de l’information… moi, je ne le pense pas. Et s’il y en a une, vous êtes dans quel camp ?… » La chef de Russia Today, Margarita Simonian me fusille du regard. D’une phrase (dont elle n’a sans doute pas mesuré la quintessence absurde) elle vient de résumer l’opacité à laquelle je fais face. Celle qu’on appelle M dans les couloirs de RT, ne m’aime pas. Elle m’avait pourtant garanti une heure d’interview. Le temps d’installer quelques lumières et de filmer pendant 45 minutes. Mais au dernier moment, sur le pas de la porte, on m’annonce que je n’ai droit qu’à 30 minutes, installation comprise. Cela revient à flinguer l’interview, la réduire à presque rien. Tant pis, pas de lumière, Margarita sera verdâtre, on compensera à l’étalonnage.
Si M est furieuse, c’est que juste avant notre rencontre j’ai eu la mauvaise idée de poser quelques questions dérangeantes au rédacteur en chef mondial de Sputnik au sujet d’une info empestant la Fake News : une soi-disant fausse attaque chimique mise en scène et filmée par une équipe d’Al Jazeera pour accabler Assad, l’allié des Russes… Seule source : le ministère de la Défense Russe. « Une source institutionnelle est une source légitime« , m’a affirmé mon interlocuteur. Dans les couloirs de la station de télé russe, leur devise s’affiche clairement : « Question More« . Questionner plus. Mais il faut faire attention à ne pas questionner trop.
Aujourd’hui, le film est terminé, il va être diffusé sur Arte (bande annonce), à partir du mardi 13 mars, à 20h50, et j’attends avec curiosité le déchainement des trolls pro-Poutine. J’ai déjà eu une première expérience à l’Est, en 2016 avec un film sur les milices d’extrême droite en Ukraine, « Les masques de la révolution » (mention spéciale du Prix Europa). Il m’avait valu sur les réseaux sociaux une pluie d’injures assez créatives, impliquant des animaux, des supputations sur la moralité de ma mère et des promesses de passage à tabac… L’Ambassade d’Ukraine avait demandé la censure du film à Canal+. Et des militants et lobbyistes, un peu plus proprets, m’avaient désigné à la vindicte publique comme agent russe, la seule circonstance atténuante étant mon éventuelle idiotie (utile, of course…).
Dans ce film j’avais décrit comment une insurrection populaire, aux buts légitimes, avait donné naissance à un pouvoir parallèle de milices armées d’extrême-droite. Milices s’étant livrées devant des dizaines de caméras à un massacre de masse à Odessa, resté totalement impuni à ce jour. Elles étaient devenues une menace pour le gouvernement élu d’Ukraine qui n’avait plus les moyens (ni la volonté politique ?) de les dissoudre alors même qu’elles attaquaient le parlement et tuaient des policiers. J’y montrais aussi comment les Etats-Unis s’étaient largement mêlés du changement de régime et avaient évité de chercher trop de poux dans le scalp à ces fameuses milices qui n’avaient jamais rendu les armes.
Evidemment, les Russes étaient ravis de mon film. Ils affirmaient (à tort) que la presse occidentale ne parlait jamais des néo-nazis ukrainiens. Pour eux, le film tombait du ciel. Mais quand ils m’ont vu arriver à Moscou, deux ans plus tard, pour raconter leur côté de la tranchée, j’ai senti comme une petite raideur. Dans des régions aussi clivées, il est difficile de faire entendre le concept de journalisme indépendant : on travaille forcément pour un camp.
Ce n’est pas vraiment nouveau pour moi. Je me souviens des dizaines de messages de remerciements de musulmans après mon enquête sur la nébuleuse islamophobe en 2011, « Islam, antéchrist et jambon-beurre » Deux ans plus tard, les mêmes m’ont jeté aux orties en me conseillant de me mêler de ce qui me regarde quand j’ai réalisé un documentaire sur la répression sexuelle en Egypte et en Tunisie : « Sexe, Salafistes et Printemps Arabes »…
Ainsi va notre sort, lorsque, comme le disait un grand ancien, quand on s’affaire à « porter la plume dans la plaie »…
Cette enquête sur la guerre de l’information côté russe présentait plusieurs difficultés. D’abord, un paradoxe : enquêter sur une évidence. Tout le monde sait que les hackers russes siphonnent systématiquement les mails des campagnes politiques et que Poutine a fait élire Trump grâce aux fake news. Sauf que voilà, quand on retourne au réel, les preuves matérielles nous échappent. « Le smoking gun est particulièrement difficile à trouver dans ce genre d’affaires« , nous a expliqué un expert de Trend Micro. Il faut creuser longtemps en milieu hostile pour établir de petits faits simples et irrévocables. Oui, c’est sans doute les Russes qui ont hacké puisque ça va dans leur intérêt mais on n’en est pas certain. L’un des meilleurs journalistes d’investigation russes, Andrey Zakharov, celui qui a révélé l’affaire des trolls russes sur Facebook, m’avait alerté : « Vous avez tendance à faire des liens trop rapides en Occident. Il faut comprendre la structure du pouvoir. Il y a le Tsar et son premier cercle. Et à partir de là, c’est étanche. Vous mettez du Poutine partout, je comprends, ça fait vendre, mais vous l’avez transformé en monstre des fables pour enfants. »
Aujourd’hui, je ne pense pas que les Russes aient fait élire Trump. Ils ont poussé très fort dans ce sens (et ils doivent s’en mordre gravement les doigts aujourd’hui). Mais Trump doit son élection à des décennies de désindustrialisation, de pertes d’emplois, de paupérisation, notamment des communautés blanches du centre du pays, de plus en plus racistes, de plus en plus fermées. Les Russes n’ont fait que verser du sel sur cette plaie que Reagan a ouverte au début des années 80 en dérégulant l’économie et en cassant les contre-pouvoirs syndicaux.
Les Russes se sentent agressés à leurs portes, alors ils sont prêts à exploiter toutes les faiblesses de l’ennemi. Même si l’influence des Russes est exagérée, elle n’en est pas moins tout à fait réelle. Ils soutiennent tous les mouvements nationaux-populistes qui peuvent contribuer à disloquer les alliances à l’Ouest. Diviser l’ennemi est vieux comme la guerre. Et oui, à force de chercher, on trouve de multiples preuves de coups tordus et on finit par rencontrer des agents troubles.
Et là, on est dans du John Le Carré 3.0.
L’homme le plus intéressant de l’internet russe est Konstantin Rykov. Il a une allure de hipster, une barbe, un tee-shirt Harley mais il est en contact avec le Kremlin et mène la guerre des mèmes sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, six jours après la victoire de Trump, il a décrit le schéma de sa machine d’influence : Cambridge Analytica, les fuites, l’instrumentalisation de WikiLeaks… Il a organisé une méga-fête à Moscou intitulée : « You’ve been hacked« . Second degré ? Ironie ?
Il est très présent sur les réseaux sociaux mais il ne répond pas à la presse étrangère. Jamais. Il est ainsi passé largement sous le radar. Andrey me l’a assuré : Rykov, c’est le Kremlin, mais un job d’un genre nouveau, occulte et officieux.
La preuve matérielle de son lien au Kremlin, on l’avait grâce à un groupe de hackers, les Shaltay Boltay (un personnage d’Alice au Pays des Merveilles). Aux yeux du monde, ils tentaient de se faire passer pour des chevaliers blancs, des Anonymous, mais en fait, c’était des pirates. Ils avaient volé les données de dizaines de portables et de téléphones appartenant à des personnages importants au Kremlin. Et ensuite, ils les avaient mises sur un site de vente aux enchères en ligne. Ils vendaient des données confidentielles mélangées à des photos de vacances. Et ça marchait. L’information, c’est utile pour des chantages ou des choses dans ce genre (il faut que je pense à effacer les photos ridicules dont mon portable est plein…). Ils avaient ainsi gagné un million d’euros. Et c’est au cours de ce casse virtuel qu’on a a appris le lien exécutif entre Rykov, le hipster cool, et le Kremlin.
Rykov était sur le coup pour Trump. Et il avait aussi mobilisé une équipe pour Marine Le Pen. Le soir du second tour de l’élection présidentielle en France, je retrouve Rykov dans un bar de Moscou. Il se cache dans une sorte d’alcôve. Je ne sais pas si c’est le stress mais il me semble que le Caucasien massif à la moue désabusée qui garde l’entrée lui sert de garde du corps. Je mets mon plus beau sourire de vieux copain et je me glisse dans l’arrière salle. Il me lâche : « Je n’ai rien à vous dire sauf que nous sommes un fan club »…
Quelques semaines plus tard, il avoue dans une interview serrée sur un site internet russe Mediametrics qu’il a bien participé à une opération de contrôle de la perception aux USA et en France : « Avec Trump, on a réussi. Avec Marine, on a raté… « .
C’est cette histoire là que j’ai tenté de raconter.
Paul Moreira