« American Sniper » d’Eastwood : j’étais en Irak en 2004, le film ne décrit pas la réalité
Publié également le 9 mars 2015 sur Le Plus de l’OBS « LE PLUS. Avec son film « American Sniper », Clint Eastwood raconte l’histoire vraie d’un tireur d’élite du pays de l’oncle Sam qui a abattu plus de 160 personnes en Irak. Hollywood a l’art de romancer les guerres américaines. Un peu trop ? Oui, se désole Paul Moreira. Le journaliste était en Irak en 2004. Selon lui, le film est une oeuvre de propagande.
J’ai vu « American Sniper », le film de Clint Eastwood. Et il m’a passablement énervé.
Il est, comme tous les films de Eastwood, très maîtrisé dans sa réalisation : la mécanique du scénario est implacable, les acteurs jouent juste, sauf les Irakiens, et la volonté de reproduire le réel est assez réussie.
On se croirait vraiment immergé au plus chaud de la guerre en Irak. On a le sentiment que tout est vrai. Et c’est là que se loge le petit souci…
Une oeuvre de propagande
Le film est tiré d’un livre sensé décrire l’expérience authentique d’un sniper américain, Chris Kyle. Et d’une manière plus générale, l’engagement des soldats américains dans ces rues violentes face à une insurrection exclusivement sanguinaire et psychopathe. En cela, il est une œuvre de propagande.
La perception qui s’en dégage aurait réjoui les PsyOps, les opérateurs psychologiques, qui nous donnaient les points de presse quotidiens dans le confort sécurisé de la zone verte.
On ressort de ce film convaincu que les soldats américains mettaient un point d’honneur à tenter de discerner les civils des combattants avant d’appuyer sur la gâchette. Les Irakiens, qu’on ne voit qu’à travers la lunette du sniper, ne sont abattus que lorsqu’ils représentent une menace. Le héros n’est que scrupules. Ce qui était peut être le cas, individuellement, de Chris Kyle. Mais pas forcément celui de l’armée américaine…
Ce qui est décrit n’est pas ce que j’ai vu
Je suis allé quatre fois à Bagdad. En 2003, 2004, 2005 et 2006.
En 2004, je me suis retrouvé à Sadr City, dans le quartier chiite, où les combattants de l’armée du Mahdi s’étaient insurgés contre l’occupation américaine. Cette série de batailles est décrite dans le film comme apocalyptique. C’est la scène finale où les héros sont encerclés et assaillis par des vagues infinies d’hommes bruns avec des chiffons sur la tête et des kalachnikovs à la main.
J’étais pendant ces jours-là du côté des combattants irakiens et de la population du quartier. En septembre 2004, j’ai passé une semaine dans Sadr city, nuit et jour. Et ce qui est décrit dans le film n’est pas ce que j’ai vu.
Comprenons nous bien. Je ne dis pas que les soldats américains tuaient au hasard dans les rues systématiquement. Ils étaient capables d’une grande retenue. J’en ai été le témoin direct. Mais parfois, la tactique de l’armée américaine consistait à punir l’ensemble de la population civile.
Quiconque se trouvait sous les balles était tué
Je me souviens d’une nuit particulièrement violente sous les attaques aériennes des avions C 130 et des Apaches.
Dans l’encre de la nuit, les explosions remplissaient tout l’espace. Il y a les « bang » secs des missiles tirés dans les rues sur tout ce qui bouge. Mais le pire, c’est sans doute l’horrible raclement long des mitrailleuses sur le flanc des avions. Comme si Dieu, dans le ciel, déchirait furieusement un tissu géant. Des explosions en deux temps, car l’impact arrivait au sol avec un léger différé.
Quiconque se trouvait sous les balles était tué. Elles traversaient les maisons.
Au matin, dans les hôpitaux du quartier, des dizaines de cadavres s’accumulaient, des civils dans leur immense majorité. Tirer à la rafale de mitrailleuse lourde ne permet pas de faire de distinction entre civils et combattants. L’armée américaine voulait que la population civile fasse pression sur la résistance, qu’ils sentent que le prix à payer était trop lourd.
Pas d’American Sniper
Je n’ai pas vu les scrupules d’un sniper, ni ses hésitations. Pas d’American Sniper. En revanche, j’ai pu voir de mes yeux les dégâts commis par un American Sprayer, un soldat qui avait littéralement arrosé de balles de gros calibre, un hôpital pour enfants.
L’hôpital s’appelait Habibiyia. Il se trouvait juste à l’entrée du quartier. Le vendredi 10 septembre 2004, après avoir essuyé un coup de feu, un tank Bradley a arrosé l’hôpital à la mitrailleuse 12/7. Un calibre puissant qui perce le métal le plus épais. Deux gardes et un patient ont été tués. Les murs ont été criblés d’impacts. Une cuve d’oxygène liquide a explosé. Un des gardiens survivants me raconte alors la scène dans un mauvais anglais.
Il tremble de tous ses membres, se passe souvent les deux mains sur le visage comme s’il voulait se laver de la terreur. « Regardez, mon ami, le gardien, il est mort là… », il désigne une flaque de sang séchée. « Moi je me suis caché là… », il montre un pylône métallique épais. « Regardez, ils m’ont visé, ils voulaient me tuer ». A vingt centimètre de sa tête une balle a traversé l’acier de part en part. « Pourquoi ils font ça ? Regardez mon insigne, mon uniforme, je suis là pour protéger l’hôpital… »
« Ils ont tiré sur l’hôpital au hasard »
Un médecin a aussi été très gravement blessé. Alain Fadel, 27 ans, est allongé sur un lit, les jambes immobilisées. Dans la chambre, il y a une dizaine d’hommes. Ses parents, ses frères, ses cousins. Tous biens mis, rasés de près, ils portent des chemisettes, pas de dish-dashas ; il y a une certaine aisance dans l’allure. Leurs visages ne sont pas ravinés par la misère comme ceux qui hantent les couloirs de l’hôpital. Ils sont graves.
Alain ne récupérera pas l’usage de ses jambes. Une balle l’a fauché alors qu’il se trouvait dans sa chambre, dans l’immeuble des internes. Il raconte dans un anglais sans accent :
« Je n’ai rien compris, j’étais à mon bureau en train de travailler. Bien sûr, j’ai entendu tirer à l’extérieur mais je ne me suis pas vraiment inquiété.
Le char était de l’autre côté de l’hôpital. Il y avait plusieurs murs entre moi et le tank… La balle a traversé cinq cloisons, elle m’a transpercé moi aussi et elle a continué sa course… Mon rein est parti et je ne sais pas si je pourrais marcher de nouveau un jour. Les américains ont tiré sur l’hôpital n’importe comment parce qu’ils ont entendu un coup de feu venant de cette direction là. Je n’ai pas compris pourquoi ils tiraient avec ce type de munitions, au hasard, comme ça… Une telle puissance de feu sans maîtrise.
Ils n’avaient pas besoin de faire une chose pareille… Ensuite, ils sont repartis sans même s’enquérir de ce qu’ils avaient fait. Pour eux, nos vies n’ont aucune importance. Le pire, c’est que je ne suis pas un sympathisant de la résistance, je souhaitais que l’intervention américaine en Irak nous permette de rentrer dans le groupe des nations démocratiques. Mais aujourd’hui, je vois les choses autrement… »
« Notre ennemi se cache derrière les civils »
Je suis passé du côté des soldats américains pour comprendre ce qui s’était passé. Comment un incident aussi grave pouvait-il passer sous le radar ?
L’unité qui couvrait Sadr city se trouvait à Camp Cuervo, la base du 1st of Cavalry qui fait face à l’armée du Mahdi. J’y ai été suis accueilli par le major Bill Williams. Souriant, simple, direct, le cheveu blanc et rare.
Je commence alors par raconter au major Williams que j’ai passé plusieurs jours du côté irakien avec la population de Sadr city et les milices de Moqtada Al Sadr.
Je lui parle des pertes civiles, il me répond :
« Notre ennemi se cache derrière les civils pour nous provoquer. Ils ne respectent aucune des règles de la guerre. Si vous êtes à côté d’un type avec une kalashnikov, pendant des combats, alors, vous feriez mieux de vous éloigner tout de suite, sinon vous ne faites pas partie de la solution… Vous faites partie du problème. Mais nos règles d’engagement sont très strictes. Nous ne tirons pas sur les civils. Ni sur les bâtiments civils »
Je lui demande alors pourquoi avoir tiré sur l’hôpital Habibiya de manière indiscriminée. « Je ne sais même pas où est cet hôpital… Vous sauriez me dire où il se trouve ? ». Dans son regard, étincelle l’ironie.
Ils sont incapables de retrouver leur chemin
Nous sommes tous à moitié égarés à Bagdad, nous ne connaissons pas le nom des rues, nous sommes incapables de nous situer dans l’entrelacs urbain où aucun signe rédigé dans notre alphabet ne vient nous aider.
Dans les blindés américains, un ordinateur de bord lié à un satellite GPS permet aux colonnes de savoir où elles se trouvent en temps réel. Une panne d’électricité et ils sont incapables de retrouver leur chemin jusqu’à la base.
En levant les yeux, je vois au mur, une carte d’état major, leur aire d’intervention. Immédiatement, je vois l’hôpital, c’est écrit en gros : Habibiya. Je pointe du doigt et je j’interpelle le major : « C’est là ».
Le major est ennuyé. Il contemple la carte de l’air le plus perplexe qui soit. « Non, on n’a pas d’hommes dans ce secteur… Enfin, je crois… », il m’affirme. J’insiste : « On ne vous a remis aucun rapport sur ces événements ? ». « Je vous assure que je n’ai jamais entendu parler de cette fusillade… », persiste le major.
La vérité est dangereuse
Je pense qu’il est sincère. Le chaos est tel que les soldats ne doivent pas justifier chaque rafale tirée au jugé contre un ennemi potentiel. Voilà pourquoi l’armée américaine est incapable d’évaluer les pertes civiles en Irak.
Certes, « American Sniper » n’est qu’un film. Mais on sait depuis longtemps que Hollywood est la machine qui donne forme à la perception dans le grand public. Pas le journalisme. Pas l’enquête.
Pour ceux que la réalité intéresse, je recommande le visionnage ou re-visionnage de « Collateral Murder ». C’est assez court, c’est une bande vidéo d’un hélicoptère Apache qui tire à la 12/7 sur un mini bus de civils.
Ecoutez la voix du pilote. Aucun scrupule. Il y prend même un certain plaisir. Des enfants ont été très grièvement blessés. Il ne s’agit pas d’une fiction mais d’un document authentique rendu public par Wikileaks.
Le soldat qui a fuité ce petit éclat de vérité, Bradley Manning, est en prison pour plusieurs dizaines d’années. La vérité est dangereuse.