M le magazine du Monde : Luc Hermann
« Pour investiguer, la persévérance paie toujours »
Série TANT DE TEMPS – M le magazine du Monde
Luc Hermann : « Pour investiguer, la persévérance paie toujours »
À une époque de profondes mutations, le rapport au temps est chamboulé. Nous avons invité des personnalités et des anonymes à se confier sur ce sujet. Cette semaine, le grand reporter et directeur de société de production, Luc Hermann.
M le magazine du Monde | 25.11.2016 | Par Anne-Sophie Novel
Photo : Nicolas Krief pour M le magazine du Monde
Journaliste et directeur associé de la société de production Premières Lignes depuis 2009, Luc Hermann a travaillé pendant deux ans à CNN puis dix-huit ans à CANAL+ en tant que grand reporter, réalisateur (90 Minutes, 24 Heures, L’Hebdo de Michel Field, etc.), présentateur de journaux d’informations puis rédacteur en chef. Il a aussi coréalisé une série documentaire remarquée par la critique en mai 2014, Jeu d’influences, sur les stratèges de la communication politique.
Votre parcours journalistique est consacré à l’investigation depuis toujours. Qu’est-ce qui vous motive le plus lors d’une enquête au long cours ?
Tous les journalistes devraient faire de l’investigation, c’est un pléonasme… Malheureusement certains doivent rendre des articles tous les jours, parfois même plusieurs par jour, et cela ne laisse guère de temps pour enquêter. Ce qui me motive, c’est la possibilité d’assouvir ma curiosité, de m’intéresser à tout ce qui se passe dans le 11e arrondissement de Paris comme à l’autre bout du monde, le fait de rencontrer de nombreuses personnes. C’est une obsession lors d’une enquête, même si cela doit se faire par téléphone. Ma passion est véritablement d’aller au-delà des spin doctors pour avoir au téléphone tous les acteurs d’une affaire.
Quelle a été votre enquête la plus longue ?
J’ai le souvenir d’une enquête sur l’industrie pharmaceutique et les dangers des médicaments psychotropes, et plus particulièrement sur l’euphorie provoquée par l’un d’entre eux dans les sept premiers jours, pouvant entraîner des tentatives de suicide. Au sujet d’un gros laboratoire qui commençait à le vendre à des enfants, il m’a fallu deux bons mois pour obtenir le témoignage d’une famille dont le garçon s’était suicidé. Ces derniers n’avaient parlé qu’une fois pour un documentaire qui n’a jamais été diffusé…
J’ai donc relancé cette famille nombre de fois par email, par courrier, j’ai envoyé un DVD de mon travail… puis je suis passé par leur médecin expert que je suis allé voir en Angleterre. L’avocat voulait que la famille parle, et après ces nombreuses démarches et cette longue interview avec le médecin, j’ai enfin réussi à obtenir une discussion avec eux au téléphone. Plus tard, nous avons déjeuné ensemble sans caméra, je suis allé à l’église avec eux… Au final, nous avons obtenu un très beau témoignage, qui a été racheté par la BBC.
Comment gère-t-on son rapport au temps dans ces cas-là ?
Ce type de démarches, c’est le quotidien de Premières Lignes ou de Cash Investigation ! Les journalistes travaillent pendant un an sur leur sujet, on lance des analyses, on fait le choix d’avoir les meilleurs témoins, et pour cela il faut en rencontrer et en filmer beaucoup…
Est-ce la patience qu’il faut apprendre à dompter le plus ? Comment fait-on pour persévérer ?
La persévérance paie toujours. Dans les affaires très médiatisées, certains interlocuteurs sont broyés par le « tout info », il y a des erreurs, un acharnement journalistique pour diffuser des histoires qui pourraient être améliorées… Les écueils de ce système médiatique sont inexcusables.
Pour ma part, j’ai une petite technique que je conseille aux journalistes : pour gagner la confiance d’un témoin, à la suite d’un coup de fil qui a échoué ou d’un email resté sans réponse, j’écris une lettre manuscrite, neutre, déposée à La Poste, sollicitant une rencontre, sans caméra ni micro si nécessaire, quitte à m’engager solennellement sur les conditions de cette rencontre.
Quel regard portez-vous sur ce monde des médias pris dans cette course à l’information permanente ? Diriez-vous que cet empressement sert la complaisance ?
La concentration des médias entre les mains de quelques industriels m’inquiète. Cela menace la qualité et le pluralisme du journalisme. Or le succès de Cash Investigation ou d’autres documentaires du genre prouvent que le public a un réel besoin de s’informer. Je conseille souvent aux étudiants de ne pas hésiter à travailler en dehors des horaires de leur rédaction afin de tirer les fils de sujets qu’on leur demande de traiter en peu de temps. Qu’ils fouillent, affirment qu’ils sentent qu’il y a un loup, que le service communication est à la manœuvre, qu’il y a un élément de langage… Sans de telles démarches, il est impossible de faire du bon travail et donner confiance au public.
Comment travaille-t-on dans le temps une révélation ou un scoop ?
Il est nécessaire de différencier le scoop issu de la fuite d’une information par un juge, un policier, ou autre, que l’on sort dans un quotidien, d’un travail tel que celui qui a été fourni par un consortium comme celui créé autour des Panama Papers [l’International Consortium of Investigative Journalists]. Après, tout est lié au temps alloué à l’enquête. Sur les longs reportages, il faut payer des équipes, cela nécessite d’avoir des budgets importants. Il nous arrive aussi de négocier du temps en plus, afin de peaufiner la qualité de l’investigation.
Comment les journalistes réunis au sein de l’International Consortium of Investigative Journalists arrivent-ils à travailler ensemble, dans le secret, si longtemps ?
C’est surtout une histoire de rencontres… Sur les Panama Papers, le journaliste qui a suivi l’enquête pour nous, les journalistes du Monde et ceux des rédactions allemandes se parlaient tous les jours par le biais d’un serveur sécurisé, une sorte de réseau social où chacun apporte ses pistes. C’est tellement sécurisé que le mot de passe, fourni par une application mobile, change toutes les minutes ! Chaque participant a tenu sans lâcher aucune info en amont car notre union était nécessaire pour peser face aux multinationales. Ils avaient aussi tous conscience de l’impossibilité de mener l’enquête seuls, et chacun a joué le jeu, dans la confidentialité la plus totale, même pour les proches.
Il est aussi crucial, pour notre métier, de garantir la sécurité des lanceurs d’alerte, ces héros qui restent souvent anonymes jusqu’à leur mort. On met beaucoup d’énergie à gagner la confiance de personnes qui ont accès à des documents pour en profiter dans le plus strict anonymat. Si les journalistes sont protégés par la loi sur la protection des sources, leur protection à eux n’est pas toujours garantie au mieux…
Ces enquêtes restent tout de même un bon signe pour l’avenir du journalisme ?
Oui absolument !
A lire ici avec les photos de Nicolas Krief pour M le magazine du Monde