Le travail en miettes
Ni indemnités ni plan social à justifier. Le départ reste discret, presque invisible. Et pourtant, les travailleurs précaires sont de plus en plus nombreux. Un salarié français sur cinq serait affilié à cette catégorie. Paul Moreira a choisi d’en suivre quelques-uns.
Témoignages et paroles d’experts à l’appui, il rappelle cette minorité silencieuse à un monde qui semble l’avoir perdue de vue. Point d’épanchement toutefois dans cette enquête sociale qui évite l’écueil du misérabilisme. Premières victimes de la réorganisation du travail, les précaires subissent la crise de plein fouet. Dans le jargon patronal, l’homme devient une « variable d’ajustement ». Nébuleuse, la formule dissimule une amère réalité régie par le règne de la flexibilité : la précarisation croissante de l’emploi. Pour justifier cette évolution, les représentants patronaux évoquent la recherche de compétitivité, elle-même garante de l’embauche. Et si les impératifs économiques ou financiers encouragent les entreprises à limiter leurs frais fixes dans des secteurs sinistrés comme l’automobile et la sidérurgie, les activités en plein essor ne dérogent pas à la règle. Les services d’aide à la personne, par exemple, en dépit de besoins importants, se précarisent jour après jour. ?Atypiques il y a à peine trente ans, les contrats à temps partiel ou a durée déterminée se sont progressivement généralisés. Et si le CDI était de rigueur, il est devenu au fil des ans un sésame inaccessible vers la sécurité de l’emploi. Comment expliquer cette évolution ? L’utilisation massive de travailleurs temporaires serait née de la première restructuration sidérurgique en Lorraine, dans les années 1970.
La régularisation de la sous-traitance a ainsi impulsé la naissance d’un salariat à deux vitesses, où se côtoient travailleurs d’un jour et chômeurs partiels. Face à ces activités professionnelles de moins en moins traditionnelles, les entorses au droit du travail se multiplient.Et la responsabilité n’incombe pas aux seuls employeurs. Philippe Sabater, représentant syndical au Pôle Emploi, le reconnaît : « Ce qui est généré aujourd’hui, c’est une course au chiffre effrénée, c’est-à-dire qu’on demande à tous les directeurs d’agence d’avoir de plus en plus de recueils d’offres, d’aller les chercher dans toutes les directions et sous n’importe quelle forme. […] Ça facilite la politique des compteurs. » Conséquence ? L’éclatement et la diversification de l’emploi engendrent une atomisation du salariat. Prêts à tout pour obtenir un travail stable, les précaires offrent un réservoir inépuisable de main-d’œuvre volontaire, disponible à toute heure et corvéable à merci.
Peu syndiqués, isolés et parfois dépourvus de statut juridique, leurs moyens de défense demeurent modestes. L’alternative : les prud’hommes. A double tranchant, le recours en justice demeure toutefois un pas difficile à franchir. Si les plaignants espèrent des indemnités ou une embauche définitive, ils craignent également les représailles. Après huit ans de travail et des centaines de CDD à son actif pour une société d’autoroutes, une ancienne précaire hésite à faire appel aux tribunaux : « On passe pour des ingrates. Je suis en train de culpabiliser parce qu’ils nous ont quand même fait travailler. Et ils vont jouer là-dessus. » Lassés de devoir faire leurs preuves indéfiniment et d’espérer une situation plus stable, ces employés n’ont d’autre issue que le doute. Leur dignité de travailleurs s’en trouve ainsi affectée. Pour Maurice, 76 ans, retraité et distributeur de journaux à temps partiel : « Le salarié, c’est le successeur du serf du Moyen Age. »