La révolution confisquée
Prix LO PORTO pour les droits de l’homme et pour la défense de la paix au Festival Terra Di Tutti
Sélectionné en compétition internationale au FIGRA
Paul Moreira a retrouvé les tout premiers révolutionnaires de l’Armée Libre de Syrie qu’il avait filmés en 2011. Ils sont en Turquie. Chassés de leur pays par Al Qaeda et Daesh. Ils racontent l’histoire d’une révolution abandonnée, confisquée par les fanatiques dont les moyens en finances et en armes les dépassaient. Ils attendent toujours notre aide.
« Al Qaeda m’a volé ma révolution » par Paul Moreira
J’ai mis quatre ans à le retrouver. Vingt fois, je me suis dit qu’il était mort. J’appelais les numéros qu’il m’avait laissés, des messages automatiques en arabe indiquaient que les téléphones étaient déconnectés.
Ali était un révolutionnaire syrien de la toute première heure. En 2011 (photo Ali Bakran avec Paul Moreira), il pilotait un petit groupe d’hommes dans la région d’Idlib et il m’avait protégé, caché, baladé dans les villages insurgés en esquivant les chars du régime avec une grâce espiègle : « No problem…« .
C’était l’époque où la révolution était encore une fête. Malgré les morts. Malgré les tortures. Quelque chose vibrait dans les mots et l’avenir semblait possible. Ils avaient organisé un rassemblement pour moi, à Kafranbel. 2000 personnes dans un village du Jebel Al Zawiya. Une sono et une estrade vers laquelle ils m’avaient poussé. Au mépris euphorique de toutes les règles de la clandestinité.
J’ai vite compris que nous étions, nous les premiers journalistes qu’ils voyaient, la vraie raison de ce rassemblement. Ils m’ont demandé de prendre la parole. Ils l’ont exigé. J’ai balbutié quelques mots amicaux dans le micro en pensant que désormais les Moukhabarats, les services secrets du régime, connaissaient notre présence dans le pays et que nous étions officiellement recherchés.
Mais il était impossible de résister à la joie de cette foule. Ils prenaient ma parole comme un engagement de l’Occident. Ils nous ont porté sur leurs épaules. « Saour ! Saour » (filmez, filmez) criaient-ils. Comme si nos images étaient magiques. Un homme pleurait d’émotion. D’autres nous serraient dans leurs bras. Un barbu en uniforme au large sourire nous suivait partout. Notre garde du corps, Ghazi.
Si nous avions réussi à percer la muraille du régime, croyaient-ils, cela signifiait que bientôt l’Europe viendrait à leur secours, bientôt la dictature des Hassad prendrait fin. « On veut la même chose que vous, m’avait dit Ali, la démocratie, la liberté, la justice. On n’est pas des fanatiques, comme le dit le régime. » Je n’ai pas eu le courage de les ramener à la réalité. Je n’étais qu’un reporter et les gouvernements européens y réfléchiraient à deux fois avant de chercher des noises aux Assad.
C’était novembre 2011, le moment où la révolution pacifique syrienne a basculé vers les armes. Après un massacre de trop, le groupe d’Ali a attaqué au fusil d’assaut une position de l’armée de Bachar Al Assad. Je l’avais filmé. Ali aurait préféré que j’efface les images. J’avais refusé (c’était l’époque où on pouvait refuser en souriant tout en étant entouré d’hommes armés). Il fallait faire face à la réalité : la fiction de la révolution pacifique avait vécu.
Mais les armes que j’avais vues entre les mains de mes amis de l' »Armée Libre de Syrie » ne venaient pas du Qatar, ni de l’Arabie Saoudite. C’étaient des kalachnikovs écaillées que les déserteurs avaient emportées avec eux dans leur fuite. Ali et les siens ne demandaient pas d’armes à l’Occident. Juste une « No Fly Zone » pour éviter que les avions du régime ne les bombardent.
J’étais revenu en France. La Syrie avait glissé peu à peu dans le chaos. En quelques mois, j’avais perdu la trace d’Ali dont je ne connaissais même pas le nom de famille.
Quatre ans à le chercher. Et en quatre ans, tout avait changé. Daesh, cette chose inimaginable en 2011 avait frappé Paris. Des tueurs venus de Syrie. Le pays était devenu hors limites pour les journalistes. Trop dangereux. Le temps des « experts » s’est installé. De plateaux télé en table ronde radio, ils élaboraient des théories. Pas toutes bêtes. Mais peu à peu, les tranchées se sont creusées.
En 2016, chaque mot s’est retrouvé piégé. On n’émettait plus une information, on prenait parti. Faire allusion à la présence évidente, écrasante, des jihadistes dans l’insurrection syrienne, c’était être un horrible propagandiste à la solde de Poutine. Rappeler que le régime de Bachar Al Assad avait plus de morts sur les mains que Daesh, c’était faire preuve de sympathies islamistes. Moins les journalistes indépendants pouvaient entrer en Syrie, plus les positions se sont cristallisées. Principes, visions, hallucinations… Tout se lisait désormais à travers des grilles idéologiques rigides. Le piège s’est refermé sur nous.
C’est pour échapper à ce piège que je n’ai jamais cessé de chercher Ali.
En juin 2015, je l’ai retrouvé (photo Ali avec son Père). Il n’était plus en Syrie. Avec quelques membres de son groupe et toute sa famille, ils vivaient à la frontière turque, dans un état de grand dénuement. De sa maison, il pouvait voir sa terre natale. Son visage avait perdu sa lumière. Il m’a raconté son histoire. Elle ressemblait à l’histoire de la révolution syrienne.
« Al Qaeda nous a mis dehors. Leur branche, Jabaht Al Nosra. Ils étaient mieux équipés, ils avaient plus d’hommes. J’ai refusé de les rejoindre. Ils sont venus chez moi, ils m’ont frappé. J’ai compris que ce pourrait être la dernière fois. J’ai ramassé ce que j’ai pu et je suis parti. Nous nous sommes fait confisquer notre révolution par Al Qaeda. C’est votre faute à vous, l’Europe, l’Occident, vous ne nous avez jamais aidés. Tu te souviens de Ghazi, le gars qui vous protégeait ? Il est à Daech maintenant, c’est un émir. Pourquoi ? Il touche 500 dollars par mois et il a des hommes sous ses ordres. »
Ali était devenu amer. J’avais retrouvé aussi Abou Saleh, le prof d’anglais qui m’avait servi d’interprète, et Moussa, le bras droit de Jamal Maarouf, chef d’une branche de l’Armée Libre de Syrie, alors considérée comme modérée. Maarouf était un ouvrier du bâtiment devenu un chef de guerre. Il fut un court instant un interlocuteur possible de l’Occident. Mais l’aide décisive n’est pas venue au moment décisif. Un peu d’argent saoudien, un peu d’argent américain. Une dizaine de missiles anti-chars. Rien qui ne pouvait lui permettre de renverser le cours des choses.
« Même pas assez pour une seule bataille » me raconte Abou Saleh.
Les Qataris ont misé sur les groupes armés religieux. Et Jabat Al Nosra, Al Qaeda, a chassé tous les modérés de Jebel Al Zawyia en 2014. C’est là qu’Ali est arrivé en Turquie.
« Toutes ces organisations sont terroristes mais notre révolution n’était pas terroriste. »
Et Ali me lâche cette phrase que je n’aurais jamais cru entendre de lui : « Il y a de plus en plus d’anciens révolutionnaires qui pensent : vas-y Bachar, tu as gagné, on veut juste nourrir nos familles et vivre en paix, échapper aux fanatiques, fais ce que tu veux du pays… Même moi, ça m’arrive de penser ça… »
Et puis, Ali s’est repris et il m’a juré qu’il retournerai se battre en Syrie. Contre Daesh et contre le régime. C’était l’été 2015 et je ne croyais pas trop à ses velléités de repartir.
J’avais tort. En mars 2016 (photo), Ali a franchi la frontière. Cette fois, il a du le faire sous les fourches caudines des Turcs. Plus rien ne se passe à la frontière sans le feu vert des Turcs. Il est reparti combattre. Daesh, cette fois. Il a retrouvé un petit groupe de l’Armée Libre de Syrie. Au bout de trois mois, en juin, en plein ramadan, Ali a été touché par une mine enterrée. Il a eu de nombreuses blessures aux jambes et a du repartir vers la Turquie.
Je l’ai retrouvé en décembre 2016. Il allait mieux. Quelques cicatrices et le regard encore plus sombre.
« Nous n’étions pas assez nombreux. On libérait un village de Daesh dans la journée et ils revenaient la nuit pour le reprendre. Et les gars de Daesh, c’est pas des adultes, j’avais affaire à des combattants de 15 à 18 ans, des enfants, je te jure… Ils voulaient tous se faire sauter. Parfois ils déclenchaient leur ceinture d’explosifs avant même d’être proches de nous. On en a arrêté un et il nous a dit qu’il voulait aller au paradis, que c’était ça son objectif. Des enfants fous, c’est ça Daesh, maintenant… «
Ali avait dépensé toutes ses économies dans son opération syrienne. Désormais il a trouvé du boulot dans les transports en Turquie. Les subsides européens pour l’école en arabe pour les réfugiés syriens en Turquie où il envoie ses filles vont bientôt cesser. L’année prochaine, elles iront à l’école en Turquie. Ali, lui, n’a pas appris le turc.
« Je retournerai en Syrie. »
Depuis, les autorités turques ont construit un mur de béton géant à la frontière, là où ils avaient l’habitude d’aller et venir.
« Ils sont comme en prison, maintenant. Et nous aussi. »
Paul Moreira
Syrie : la révolution confisquée ?
Présentation du reportage de Paul Moreira
Premières Lignes / ARTE GEIE
Samedi 14 janvier 2017 à 18h35 dans ARTE Reportage
A l’heure où la révolution syrienne semble acculée à la défaite, entre la pression du régime et des russes d’un côté et des groupes islamistes de l’autre, que sont devenus les révolutionnaires laïcs des premières heures ?
Paul Moreira a retrouvé Ali et un groupe de l’Armée Libre de Syrie qu’il avait filmé clandestinement en 2011. Ali était le chef d’un groupe d’hommes de la région de Edlib. Un personnage malicieux et attachant qui a été emporté par le recours aux armes. Aujourd’hui, il vit dans une grande détresse à la frontière, du côté turc, avec certains de ses hommes et toute sa famille.
Mais un de leurs camarades les a quittés. Ghazi est passé dans les rangs de Daesh.
Qu’est ce qui s’est passé ? Pourquoi ?
C’est l’histoire du dérapage de la révolution démocratique syrienne qui est raconté à travers un petit groupe d’hommes. Ils parlent sans langue de bois, ni faux semblants, comme s’ils retrouvaient un vieil ami. Leur histoire commencée dans l’espoir. Elle tourne à la tragédie.
En mars 2016, Ali repart combattre en Syrie. Mais cette fois, le pays a changé. Daesh est partout et il doit combattre avec des armes empruntées aux militaires turcs.
Au bout de trois mois, il est blessé et doit rentrer en Turquie.
Paul Moreira retourne le voir. Ali décrit un pays ravagé par des bandes d’adolescents suicidaires, manipulés par Daesh. Il a ramené des preuves, des images, troublantes d’enfants soldats et de destructions. Et il accuse : » Tout ça, c’est la faute de l’Europe, qui nous a lâchés… «